dernière lune
 

Insomnies chroniques

Dans le silence de la nuit les idées de l'insomniaque s'agitent...toujours...

sauter 

Pourquoi?

Et avant?

29.9.03

( 19:04 )

Mésadapté du travail ?

Quarante-neuf ans, presque cinquante. Petit et trapu, des traits sans finesse mais un visage sympathique. Toute la journée il a dérangé le groupe avec des remarques déplacées voire impertinentes. Vers la fin de l'après-midi je sens l'impatience des neuf autres personnes. Pour être complètement franche, je sens la mienne qui monte aussi. Je le remets à sa place une fois, deux fois, trois fois... Je le sens se braquer, il réplique, de plus en plus agressif envers moi, envers d'autres participants. J'en ai assez, je lui fais une remontrance sèche et directe. Il s'en prend au groupe, il manque de respect envers un autre participant. Je lui dis que les autres n'ont rien à voir, que c'est lui qui est hors-sujet. Il se lève et me dit: Si c'est entre toi et moi, allons dans ton bureau. Je ne perds pas mon calme mais à l'intérieur ma colère monte d'un cran. Je lui réponds que dès que j'en aurai terminé avec le groupe nous aurons un entretien mais lui enjoins de se taire d'ici là (il ne reste que quelques minutes avant la fin).

À la sortie du groupe, j'ouvre la porte de mon bureau, lui fais signe de s'asseoir et lui demande ce qui se passe. Ce sont des universitaires me dit-il, et des immigrants, ils ne savent pas ce que c'est que de chercher un emploi. Moi par contre, je n'ai fait que ça toute ma vie... Je sens la détresse sous sa colère, comme un petit volcan qui menace d'entrer en irruption d'une minute à l'autre. Je commence par lui dire que je ne tolère pas le manque de respect envers ses collègues mais que s'il veut me parler à moi, je peux l'écouter. Et là il se met à me raconter, tous les emplois de journalier et d'homme d'entretien qu'il a trouvés puis gardés quelques jours, à l'occasion quelques semaines, jamais plus de quatre mois.

Il m'explique la difficulté d'être accepté dans une équipe de travail, toutes les galères qu'il a vécues avec ses patrons et ses collègues. Il m'explique la lourdeur des raisons qu'on lui a données pour le congédier: Trop lent, maladroit, refus de collaborer. Il m'avoue que pour lui trouver un boulot n'est pas spécialement difficile, après tout il n'a pas vraiment de métier mais il a la santé, la volonté et la persuasion. Il reconnaît même être très bon vendeur, " un vrai vendeur de char " sans le service après-vente... Ce qui lui pose problème c'est de garder un emploi et il ne sait pas pourquoi, en fait, il sait qu'il n'est jamais apprécié là où il passe mais qu'il fait toujours de son mieux. Il me dit que seul, il travaille très bien mais dès que l'on se penche au dessus de son épaule et qu'on commence à le reprendre il perd tous ses moyens. Il est persuadé qu'il n'existe pas de solution ni d'aide possible pour sa condition mais qu'il s'est toujours débrouillé. Présentement il sent la panique le gagner parce qu'il devient "moins jeune" et que les employeurs commencent à douter de sa résistance physique alors qu'il n'a que ça à leur offrir.

Que ça ? que je lui demande. Mais tu as des compétences et des aptitudes développées à partir de ton expérience, non ? Des qualités, des forces, des intérêts ? Il lève vers moi un visage incrédule. Des forces ? Moi ? Comment peux-tu imaginer ça ? On m'a congédié toute ma vie, on n'a fait que ça. Et là il m'exprime la nausée qui l'a submergé lorsque je lui ai demandé, comme à tout le groupe, un peu plus tôt cette après-midi là, d'écrire sur un papier ce qu'il avait à offrir à un employeur éventuel.

C'est alors que j'ai entrevu la profondeur de son désespoir. Son courage aussi, d'être là, à essayer encore. J'ai compris aussi combien il pouvait m'en vouloir de lui présenter ça comme une chose simple et logique, combien il pouvait haïr ces autres participants qui m'écoutaient sagement, qui levaient la main pour parler et qui y croyaient toujours, eux.

J'ai fini par lui dire que je comprenais, que je mesurais l'ampleur de ce qu'il affrontait. Je lui ai aussi avoué que je ne savais pas trop bien comment l'aider mais que j'essaierais de trouver une ressource, quelqu'un qui pourrait l'aider à regarder ça de plus près. Il m'a alors demandé si je le renvoyais du groupe. J'ai fixé son visage et j'ai vu ses larmes qu'il retenait de toutes ses forces. je lui ai dit que si nous pouvions arriver à une entente de non-agression envers les autres participants ET envers moi, il pourrait rester. Il m'a remerciée et est sorti.

La vérité c'est que je n'ai aucune idée de la possibilité de l'aider vraiment mais que je vais essayer, c'est tout ce que je peux lui offrir. Je sais aussi que c'est complètement au-dessus de mes forces de l'exclure du groupe et que c'est peut-être lui qui va me permettre d'apprendre le plus ce mois-ci.

J'ai juste envie d'ajouter que parfois la vie me fait totalement chier mais que je n'ai absolument aucune intention de baisser les bras ni de verser dans le sentimentalisme ou le mèrethérésisme.

Alors je fais quoi ?
# 106487667654415877   L'insomniaque